On ne s’y attend pas, en Corse. Après les lacets de la route qui descend de Saint-Florent, après les derniers oliviers et les murs de pierre sèche, le paysage se révèle, sec et minéral, presque hostile. Le vent souffle par rafales, soulevant des tourbillons de poussière sur les sentiers. Ici, dans le désert des Agriates, la terre semble avoir oublié l’eau. Pourtant, à quelques kilomètres seulement, la Méditerranée étale son bleu profond, indifférente à l’aridité des collines.

Ce n’est pas un désert comme les autres. Point de dunes ni de chameaux, mais une étendue de maquis ras, de rochers aux formes tourmentées, et une lumière crue qui creuse chaque relief. On marche ici sur des sentiers tracés jadis par les bergers, les contrebandiers ou peut-être les soldats d’autrefois. Les Agriates, c’est 15 000 hectares de solitude, un territoire presque vide où l’on croise plus de mouflons que d’humains. Les villages, rares, s’accrochent aux flancs des collines comme des nids d’aigle. On comprend vite pourquoi les Corses nomment cet endroit u desertu : ce n’est pas tant l’absence d’eau qui frappe que l’absence de bruit, de mouvement, comme si le temps s’était suspendu.
Pourtant, la vie persiste. Discrète, elle affleure dans les herbes folles qui percent les fissures des rochers, dans les criques secrètes où la mer vient caresser des plages de sable blanc. Saleccia, Loto, Ostriconi… Des noms qui sonnent comme des promesses. On n’y accède qu’après des heures de marche ou par la mer, en bateau depuis Saint-Florent. Et soudain, après l’effort, la récompense : une eau turquoise, des vagues apaisées, le sable chaud sous les pieds. Comment un tel contraste est-il possible entre l’aridité des terres et la douceur des anses ?
L’histoire des Agriates est celle d’une résistance. Résistance des hommes, d’abord, qui ont habité ces terres ingrates depuis des millénaires. On y trouve encore des traces de l’âge du bronze, des tours génoises en ruine, des bergeries abandonnées. Résistance de la nature, aussi, qui a su préserver cet espace sauvage malgré les tentatives de domestication. Aujourd’hui, le désert des Agriates est protégé, classé en site Natura 2000. Les randonneurs qui s’y aventurent doivent respecter des règles strictes : pas de feu, pas de camping sauvage, pas de prélèvement de pierres ou de plantes. On vient ici pour observer, pour ressentir, non pour posséder.

La randonnée reste la seule façon de saisir pleinement les Agriates. On part tôt le matin, sac au dos, avec assez d’eau pour la journée. Les sentiers, peu balisés, exigent parfois de deviner son chemin entre les rochers. Le soleil frappe sans pitié, la chaleur monte vite. Mais à chaque détour, une surprise : une source cachée, un point de vue à couper le souffle, une bergerie de pierre où s’abriter. Les plus endurants tentent la traversée intégrale, de Saint-Florent à l’Asco, en plusieurs jours. Les autres privilégient des boucles plus courtes, comme celle menant à la plage de Saleccia, l’une des plus belles de Corse.
Ce qui frappe ici, c’est le silence. Non pas celui, étouffant, des forêts, mais un silence vibrant, presque électrique. On perçoit le vent dans les herbes, le cri d’un aigle royal, le crissement des cailloux sous les pas. Parfois, un bruit de moteur au loin : un bateau, peut-être, ou un 4×4 sur une piste. Rien, cependant, qui ne vienne rompre longtemps cette impression d’être seul au monde.
En fin de journée, lorsque le soleil commence à décliner, les rochers s’embrasent. Les ombres s’étirent, les couleurs s’adoucissent. C’est alors que les Agriates dévoilent leur véritable visage : non pas un désert, mais un sanctuaire. Un lieu où la Corse se montre sous son jour le plus sauvage, le plus authentique. On en repart avec le sentiment d’avoir effleuré quelque chose de rare, de précieux. Et la certitude qu’il faudra revenir pour écouter, encore, le silence des pierres.