On ne s’attend pas à ce que le temps devienne si tangible en arrivant à Sarlat-la-Canéda. Pourtant, dès les premiers pas dans les ruelles pavées, l’évidence s’impose : ici, chaque pierre conserve l’écho de siècles passés. La lumière matinale glisse sur les façades de calcaire blond, comme si la ville retenait encore la chaleur des étés anciens. Les ombres dansent entre les maisons à colombages, tandis qu’en sourdine résonnent le cliquetis des couverts sur les terrasses, les murmures d’un occitan oubliée, le frottement des pas sur les dalles usées par les générations. Sarlat n’est pas un décor de théâtre : c’est un livre ouvert, une scène vivante où l’on surprend presque les silhouettes de ceux qui, avant nous, ont foulé ces mêmes pavés.

Une ville façonnée par les siècles
Sarlat s’est édifiée au fil des besoins et des aléas, bien avant que l’on ne parle de préservation patrimoniale ou d’afflux touristique. Dès le IXᵉ siècle, une abbaye bénédictine s’y implante, attirant pèlerins et commerçants. Puis surviennent les guerres, les épidémies, les renaissances. La cité se ceint de remparts, s’enrichit d’hôtels particuliers et d’églises. La cathédrale Saint-Sacerdos, avec sa façade sobre et son clocher massif, veille toujours sur la place de la Liberté. À l’intérieur, la lumière traverse les vitraux, projetant des arabesques mouvantes sur les dalles froides. Non loin, le manoir de Gisson, avec ses tours crénelées et ses fenêtres à meneaux, rappelle que Sarlat fut aussi une cité de magistrats et de marchands aisés. Ce qui frappe, c’est l’authenticité de ces pierres. Peu de restaurations clinquantes, peu de muséographie stérile. Les façades portent les cicatrices du temps, les portes cochères gardent les traces des chariots, et les places exhalent encore, les jours de marché, les parfums d’ail et de foin coupé. On s’imagine aisément les cris des marchands au Moyen Âge, les marchandages pour une pièce d’étoffe, les rires étouffés derrière les volets de chêne.
Le marché, pouls vibrant de Sarlat
C’est à l’aube que Sarlat révèle son âme. Avant que la foule n’afflue, quand les étals s’installent place de la Liberté et rue de la République. Les producteurs locaux étalent leurs trésors : cèpes parfumés, noix encore dans leur écale, fromages de chèvre affinés à la cendre, confits de canard dorés à point. Les effluves se répondent, terreux, onctueux, sucrés. Une vieille dame propose des « pompes aux grattons », ces beignets traditionnels du Périgord, croustillants en bouche et fondants à cœur. On en croque un, encore tiède, et le sucre caramélise les lèvres. Autour de nous, les conversations s’animent. Un paysan discute le prix des truffes avec un restaurateur, une touriste allemande tente quelques mots de français hésitants, un enfant slalome entre les jambes des clients, un panier au bras. Le marché de Sarlat dépasse largement la simple fonction commerciale : c’est un théâtre à ciel ouvert, une tradition vivace, un instant où la ville bat au rythme de ses habitants. Et quand midi sonne, les terrasses des cafés se remplissent. On s’attable, on commande un verre de Bergerac, on observe le ballet des passants. Ici, la vie a le goût des plaisirs simples.Flâneries, égarements et émerveillements
Sarlat se parcourt sans hâte, à pied. On commence par la rue des Consuls, bordée d’hôtels Renaissance aux façades ciselées, avant de s’engager dans la rue des Arts, où les ateliers d’artisans exposent poteries émaillées, toiles inspirées de la Dordogne et bijoux en pierre locale. Plus haut, la lanterne des Morts, tour médiévale énigmatique, veille sur la ville depuis le cimetière. Son usage exact reste mystérieux — phare pour les pèlerins, symbole de pouvoir ou rempart contre les esprits ? Peu importe : elle nourrit la légende. En fin de journée, on gravit les sentiers du parc du Plantier, d’où la vue embrasse les toits de lauze et les collines environnantes. Le Périgord s’étire à l’infini, doux et boisé, traversé par la Dordogne qui ondule entre les falaises. Le soleil couchant embrasé les pierres, et Sarlat semble s’embraser avec elles. C’est alors que l’on saisit pourquoi tant de visiteurs reviennent, année après année : pour cette lumière unique, pour ce sentiment de plénitude, pour cette certitude que, dans cette cité, le temps n’est pas un adversaire, mais un allié.